La chirurgie de la cataracte est de loin l’intervention chirurgicale la plus courante au pays et elle est presque exclusivement pratiquée sur les personnes âgées, car ce sont elles qui en sont atteintes. En raison de la demande, l’accès à cette intervention chirurgicale a toujours été un problème et, aujourd’hui, une nouvelle étude menée en Ontario montre que la disparité économique est également un facteur déterminant.
D’après cette étude, publiée dans le Canadian Medical Association Journal et réalisée par l’Université Queen’s, l’Institute for Clinical and Evaluation Services et la faculté de médecine Temerty de l’Université de Toronto, les patients à faibles revenus sont moins susceptibles d’obtenir les services des cliniques à but lucratif qui reçoivent des fonds publics pour couvrir leurs chirurgies que les personnes ayant des revenus supérieurs.
Le gouvernement Ford de l’Ontario a augmenté le financement destiné aux cliniques privées à but lucratif spécialisées dans la chirurgie de la cataracte afin de réduire les longs délais d’attente, mais il semble que les Ontariens à faible revenu soient moins susceptibles d’obtenir leurs services.
« La pandémie de COVID-19 a exacerbé une période d’attente déjà longue pour certains », explique l’auteur principal et chirurgien de la cataracte, Robert Campbell. « La tendance en Ontario a donc été de financer de plus en plus de chirurgies dans des centres privés à but lucratif, avec plus de fonds publics. »
M. Campbell pense que ce changement de politique s’accompagne du risque que les « modèles de pratique ou d’affaires » de ces cliniques continuent de répondre aux besoins des Ontariens les plus riches en leur vendant des services supplémentaires s’ajoutant à la chirurgie financée par les fonds publics. La recherche a confirmé cette hypothèse.
« Nos résultats ont essentiellement confirmé cette préoccupation, et de manière vraiment choquante, » indique M. Campbell. « La forte augmentation [du financement] au cours de la dernière période est allée en grande partie aux gens faisant partie des quelque 20 % des personnes plus riches. Par rapport aux tendances d’avant la pandémie, on constate une réelle diminution dans les tranches socioéconomiques inférieures. C’est donc inquiétant et décevant, mais ce n’est pas réellement une surprise. »
Selon M. Campbell, le fait que nous « injectons de plus en plus d’argent public dans une situation qui ne cesse d’empirer » est le constat le plus frappant.
Selon un rapport de l’Ontario Health Coalition, les patients qui se sont retrouvés dans des cliniques de chirurgie oculaire à but lucratif ont dû payer des frais supplémentaires allant de 50 à 8 000 $. Le rapport a révélé qu’on a demandé à certains patients de payer des chirurgies médicalement nécessaires qui, en fait, sont couvertes par le Régime d’assurance-santé de l’Ontario (RASO). D’autres se sont vu dire qu’ils devraient attendre très longtemps, de deux à cinq ans, s’ils ne choisissaient pas les options vendues, alors que les délais d’attente réels, même pour les patients moins prioritaires, ne sont que de sept mois entre la consultation et la chirurgie. Certains ont indiqué qu’on ne leur avait pas donné « tous les renseignements importants sur l’efficacité de la chirurgie oculaire couverte par le RASO » pour prendre leur décision.
Des approches semblables partout au pays
La cataracte survient lorsque des protéines dans le cristallin de l’œil se dégradent et que la vision s’embrouille. Selon la Société canadienne d’ophtalmologie, les symptômes sont, entre autres, une vision floue, des reflets la nuit, des changements fréquents de la prescription de lunettes, une diminution de l’intensité des couleurs ou un jaunissement des couleurs.
Les politiques relatives à la chirurgie de la cataracte diffèrent d’un pays à l’autre, bien que la Loi canadienne sur la santé prévoie la couverture de la chirurgie de base et que la compétence des provinces se limite à la façon dont elles offrent ces services.
À Terre-Neuve, la province a accepté de financer les cliniques privées qui pratiquaient les chirurgies pour le public, mais des gens ont fini par payer de leur poche, si bien que le gouvernement fédéral a menacé de réduire ses paiements de transfert à hauteur de ces montants. Finalement, la province a demandé à ceux qui avaient payé de leur poche de lui réclamer ces frais, puis a trouvé un moyen pour les cliniques privées de facturer la chirurgie de base de la cataracte directement au régime d’assurance maladie de la province.
La Nouvelle-Écosse autorise les cliniques privées à pratiquer ces chirurgies, ce qui a permis de réduire les délais d’attente, mais on ne sait pas exactement quels sont les groupes démographiques les plus favorisés. Ken Chaddock, membre de Retraités fédéraux, a cependant eu une bonne expérience.
« J’ai un peu d’astigmatisme dans un œil et mon chirurgien m’a fait comprendre que “nous n’étions pas à Toronto et qu’il n’allait pas essayer de me vendre une lentille à 2 500 $, parce qu’elle ne me servirait à rien” », raconte M. Chaddock. « En Nouvelle-Écosse, les ophtalmologues exercent tous dans le secteur privé, mais le gouvernement couvre la quasi-totalité des frais. »
Le Québec, quant à lui, confie plusieurs chirurgies à des cliniques privées, notamment la chirurgie de la cataracte. Cette pratique a soulevé la controverse au départ, car les ophtalmologues des hôpitaux remettaient en question la qualité du travail des cliniques concurrentes, leurs devis par chirurgie étant inférieurs au montant auquel ils s’attendaient.
Le Manitoba, l’Alberta et la Colombie-Britannique font également appel à des cliniques privées pour réaliser certaines des chirurgies de la cataracte, en partie parce qu’elles accusent toutes un retard en raison du vieillissement des bébé-boumeurs. En Colombie-Britannique, le gouvernement propose de réduire les frais, mais les médecins s’y opposent.
Le gouvernement du Yukon semble effectuer toutes ces chirurgies dans des hôpitaux, parfois par des ophtalmologues itinérants. Aux Territoires du Nord-Ouest, l’hôpital de Yellowknife effectue toutes les chirurgies de la cataracte et le gouvernement territorial prend également en charge les cas du Nunavut.
Comme l’Ontario, le gouvernement du Nouveau-Brunswick a octroyé des fonds publics à des cliniques privées, mais la régie de la santé contrôle toujours les listes d’attente, et c’est l’une des recommandations stratégiques formulées par M. Campbell dans son étude.
Changements de politique dans l’intérêt du public
M. Campbell aime l’approche par rapport à la liste d’attente du Nouveau-Brunswick, parce qu’elle est équitable et transparente.
« À l’heure actuelle, en Ontario, un chirurgien ou un centre peut choisir un patient sur ses listes d’attente et les modifier, ce qui lui permet de manipuler les choses », explique M. Campbell. « En revanche, si l’on disposait d’une liste d’attente centralisée, contrôlée de manière transparente et publique, il n’y aurait aucun moyen de la contourner. Certains endroits le font déjà, pour être juste, mais cela pourrait résoudre le problème en [limitant la possibilité] de faire payer les gens pour qu’ils évitent la liste d’attente. »
L’autre changement de politique qu’il apporterait réglerait une question de « conflit d’intérêts fondamental ».
« Les centres et les chirurgiens ne devraient pas gagner davantage en pratiquant la chirurgie d’une manière plutôt que d’une autre », ajoute-t-il. Il s’agit toujours de la même intervention, que vous utilisiez la lentille A ou la lentille B. Il faut donc éliminer l’incitatif financier et dire “c’est ce que vous serez payé”. Les chirurgiens ne devraient pas gagner le double, le triple ou le quadruple de leur salaire parce qu’ils procèdent de manière légèrement différente. Je pense que vous verriez l’intérêt de faire des tâches supplémentaires baisser considérablement. »
M. Campbell explique lorsqu’un patient opte pour une lentille non couverte par le RASO, le prix peut alors devenir celui que le marché supportera.
« C’est comme pour l’achat d’une voiture, où l’on peut faire le tour des concessionnaires », dit M. Campbell. « Vous êtes vraiment pris dans un système et vous avez [peu] d’options. Et si vous voulez vous mettre sur une autre liste d’attente, [vous devez de nouveau attendre]. »